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Au fil du temps, l'expression de transition juste est devenue un peu fourre-tout, présentée comme une baguette magique censée résoudre toutes les difficultés inhérentes à la transition. Jekesai Njikizana / AFP

Quatre idées reçues sur la « transition juste »

Alors que 63 % des Français se disent en 2024 inquiets des effets du changement climatique et que 88 % estiment qu’il est urgent d’agir, la nécessité de la [transition écologique] est (presque) unanimement partagée. Avec elle revient souvent l’idée que les efforts associés à cette transition ne seront consentis qu’à la condition qu’ils soient perçus comme « justes ».

Si le concept de « transition juste » peut sembler récent, il a en fait émergé dès 1993 dans les milieux syndicaux étasuniens, avant de se diffuser plus tard hors du monde du travail. En 2010, l’expression a été inscrite dans l’accord de la COP16, puis sacralisée dans le préambule de l’accord de Paris de 2015. Elle a aussi fait l’objet, en 2018, d’une déclaration spécifique, la déclaration de Silésie sur la solidarité et la transition juste.

Au fil du temps, son sens s’est élargi. L’expression de transition juste est devenue un peu fourre-tout, présentée comme une baguette magique censée résoudre toutes les difficultés inhérentes à la transition.

Pour clarifier la notion, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a publié en avril un avis qui permet de démystifier quatre idées reçues sur le sujet.

Idée reçue n°1 : « La transition sera juste ou ne sera pas »

Première idée reçue à s’être imposée : la transition ne peut se déployer qu’à condition d’être juste. En d’autres termes, elle ne vaudrait la peine d’être menée que si elle est porteuse de justice sociale.

Cette exigence vient du fait, réel, que la transition peut accroître à court terme certaines vulnérabilités. Il existe en effet différents chemins pour la réaliser et tous n’auront pas les mêmes impacts sur nos sociétés.

Rappelons néanmoins que le plus injuste demeure ne pas mener du tout de transition. D’après les rapports du GIEC, le changement climatique va renforcer les inégalités – entre les pays et au sein des pays. Avec des vulnérabilités accrues chez certaines populations – pays du sud mais aussi les agriculteurs, les personnes âgées et très jeunes, les habitants des littoraux ou encore les femmes.

Inondations dans le Pas-de-Calais en novembre 2023. Aurélien Morissard/AFP

En outre, exiger de la transition d’être juste à tout prix, c’est oublier que l’avènement d’une société juste dépend de bien d’autres facteurs. Il serait absurde de faire peser sur cette évolution, plus que sur toute autre, la responsabilité de la justice sociale. Politiques sociales, trajectoire économique, répartition des patrimoines et des revenus, politiques d’inclusion, mondialisation, intelligence artificielle, crises géostratégiques… sont autant d’éléments qui entrent aussi en jeu.

Idée reçue n°2 : « La transition va massivement créer du chômage »

C’est autour des questions d’emplois perdus qu’est née la notion de transition juste en 1993 aux États-Unis, lorsque les syndicats de secteurs polluants prennent conscience que les régulations environnementales doivent être accompagnées pour éviter qu’elles ne frappent trop durement les travailleurs des filières concernées.

Encore aujourd’hui, les craintes vis-à-vis de l’impact qu’aura la transition sur l’emploi sont prégnantes, et correspondent, en partie, à une réalité. Certains secteurs d’activités – comme l’industrie automobile – vont inéluctablement subir des pertes d’emploi majeures du fait de la transition.

Méfions-nous toutefois de cette vision microéconomique. Car à l’échelle macroéconomique, les projections de l’Ademe estiment que la transition sera, à l’horizon 2050, pourvoyeuse d’emplois nets, grâce à l’éclosion de nouveaux secteurs – dans les énergies renouvelables ou les nouvelles mobilités.

En la matière, le risque porte davantage sur le manque de compétences qu’il faudra combler pour réaliser la transition que sur le manque d’emplois proposés. Pour la rénovation énergétique en France d’ici à 2030, il faudrait former de 170 000 à 250 000 travailleurs supplémentaires dans le secteur du bâtiment.

homme avec un casque qui isole un mur
La rénovation énergétique des bâtiments, secteur-clé pour l’emploi dans la transition. Shutterstock

L’enjeu est donc aussi celui de la formation aux compétences des métiers de la transition, en plus de l’accompagnement des chômeurs des secteurs polluants et des filières en reconversion.

Rappelons également que retarder la transition à l’échelle mondiale nous coûterait cher. La mettre en œuvre à partir de 2030 plutôt que dès à présent coûterait à la France 1,5 point de PIB en 2030 et 5 points de PIB en 2050.

De la même façon que pour la justice sociale, il faut relativiser le rôle de la transition dans les évolutions du travail par rapport à la dynamique économique générale. Ne nous leurrons pas, la transition ne va ni résoudre ni créer un chômage de masse.

Les impacts qu’elle aura en la matière doivent être mis en regard d’autres évolutions. Si 10 000 emplois seront perdus entre 2021 et 2026 dans l’industrie automobile, c’est peu au regard des 100 000 qui l’ont été sur les 10 dernières années et des autres 100 000 qui pourraient l’être d’ici 2035, du fait, en premier lieu, des arbitrages internationaux du secteur (délocalisations, approvisionnement dans les pays à bas coût et abandon de la production des petits modèles).

Idée reçue n°3 : « La transition va renforcer la pauvreté et les inégalités »

Il est inexact d’affirmer que la transition va accroître la pauvreté et les inégalités à terme, en 2050.

Toutefois, à court terme, elle engendrera des coûts supplémentaires, en particulier pour les personnes les plus vulnérables et les plus dépendantes des énergies fossiles, notamment pour la mobilité. Il est donc indispensable d’améliorer l’accessibilité matérielle comme financière des solutions bas carbone, spécialement en matière de rénovation énergétique et de véhicule électrique.

De même, un changement de régime alimentaire (moins de viande et de gaspillage alimentaire, plus de légumineuses et plus de bio) pourrait se traduire, selon l’assiette de départ, par une économie de 30 % ou au contraire un surcoût de 67 % des dépenses alimentaires, notamment pour les personnes aux revenus les plus faibles qui consomment déjà peu de viande et jamais de produits bio.


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Selon les projections de l’Ademe, la transition devrait néanmoins avoir, à l’horizon 2050, des effets positifs sur les revenus à l’échelle macroéconomique. Grâce à la diminution de la facture énergétique et à la création d’emplois, le revenu disponible des ménages pourrait augmenter entre 3,8 et 7 % par rapport à un scénario tendanciel (en l’absence de mesure supplémentaire en faveur de la transition).

En revanche, il est indéniable qu’une contribution progressive sur l’ensemble du spectre social devra être instaurée pour tenir compte des disparités d’impact de la transition. Il s’agit non seulement de ne pas précariser les plus pauvres, mais aussi de ne pas appauvrir les classes moyennes ni d’accroître un sentiment de déclassement.

Là encore, rappelons que d’autres facteurs politiques, sociaux et économiques déterminent et détermineront l’avenir des inégalités sociales. À cet égard, citons la part de salariés payés au smic, passée de 12 à 17,3 % entre janvier 2021 et janvier 2023. Cette évolution n’est nullement imputable à la transition.

Idée reçue n°4 : « La transition menace les libertés individuelles »

Du fait de l’urgence d’agir qu’elle porte, la transition est parfois perçue comme dangereuse pour la démocratie. Selon cet argument, elle ne pourrait se faire qu’en piétinant les libertés individuelles par des restrictions décidées unilatéralement.

À l’inverse, le GIEC considère la consultation de l’ensemble des parties prenantes comme l’une des conditions de réussite de la transition. Car contourner les instances de participation démocratique au nom de l’urgence d’agir mène à un double écueil, non seulement moral mais aussi pratique.

Vouloir gagner quelques mois en imposant des décisions sans concertation serait profondément inefficace. C’est le meilleur moyen de générer en aval un défaut d’appropriation des décisions et d’engendrer des résistances – comme celles observées pendant la crise des « gilets jaunes » – qui retarderont significativement les avancées écologiques.

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L’idée de transition juste est historiquement adossée à celle de dialogue social et à l’idée que l’inclusion de l’ensemble des parties prenantes était une condition de réussite de la transition. Elle implique potentiellement de repenser des processus de participation (convention citoyenne pour le climat par exemple), dans un contexte français marqué par une défiance forte envers les institutions et la classe politique. Elle pourrait donc être, au contraire, une excellente occasion de renouer le dialogue social et citoyen.

Associer transition et justice

Répondre à ces quatre idées reçues nous permet de rappeler qu’il n’y a lieu ni d’enchanter ni de diaboliser la transition. Sa réalisation n’est pas une option, elle est indispensable au bien-être des populations française et mondiale à une échéance de 10 ou 20 ans. Elle aura des effets à court et moyen terme qu’il faut appréhender et anticiper, mais il serait irresponsable d’en faire le bouc émissaire de toutes les difficultés que rencontrent, par ailleurs, nos sociétés : il s’agit d’associer, de cumuler, transition et justice, pas de jouer l’une contre l’autre.

Exiger de la transition qu’elle n’ait que des co-bénéfices pour tous et tout le temps équivaut aussi à la condamner. D’autres processus géostratégiques, économiques, financiers, politiques, technologiques, sanitaires ou démographiques continueront de peser sur notre société, dont les conséquences sur l’activité économique, la cohésion sociale et politique seront au moins aussi importantes que les politiques de transition écologique, qui sont indispensables au maintien d’une vie décente sur la planète.

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