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Comment la Russie instrumentalise la victoire contre le nazisme dans sa guerre en Ukraine

Le 9 mai 2024, Vladimir Poutine prononce sur la Place Rouge un discours célébrant la Victoire dans la Seconde Guerre mondiale. Le mot Victoire est affiché derrière lui. Mikhail Klimentyev/AFP (photo distribuée par l'agence de presse russe Sputnik)

Le monde vient de fêter le 79e anniversaire de la victoire de 1945. En Russie, où elle a traditionnellement lieu le 9 mai, il s’agissait de la troisième commémoration depuis l’invasion de l’Ukraine. Comment honorer la mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans un pays de nouveau en guerre ?

En réalité, la frontière entre les deux conflits est de plus en plus ténue dans la rhétorique officielle. La mémoire de ce qu’on appelle encore en Russie « la Grande Guerre patriotique » – phase de la Seconde Guerre mondiale qui va de l’invasion de l’URSS à la capitulation de l’Allemagne, donc de juin 1941 à mai 1945 ; cette appellation était traditionnellement employée en URSS à la place de « Seconde Guerre mondiale », et continue de l’être dans la Russie poutinienne – est fortement instrumentalisée par le pouvoir et semble servir avant tout à délivrer un discours sur le présent plutôt que sur le passé. Un discours de légitimation de la guerre actuelle relayé aussi bien par la parole des dirigeants qu’à travers les pratiques commémoratives que l’on peut observer le 9 mai. Depuis l’invasion de l’Ukraine, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est plus que jamais une arène de lutte politique.

La mémoire de la « Grande Guerre patriotique » comme discours de légitimation de la guerre en Ukraine

Le lien entre les deux conflits est constamment opéré, semant la confusion et les amalgames de part et d’autre.

Les nombreuses références à la Seconde Guerre mondiale dans le discours inquiétant prononcé par Vladimir Poutine trois jours avant l’invasion avaient marqué les esprits. Depuis, il convoque constamment cette mémoire, pour consolider sa justification de la guerre en Ukraine. En témoigne le recours à toute une terminologie habituellement appliquée à la période de 1939-1945 (« nazi », « génocide »…).

Le dénominateur de ces deux conflits serait la lutte contre le fascisme, la légitime défense et la libération de populations opprimées. Selon Dmitri Medvedev, ancien président de la Fédération de Russie et actuel vice-président du Conseil de sécurité du pays, ceux contre qui se bat la Russie aujourd’hui ne seraient rien moins que « la réincarnation du fascisme », « matérialisée par l’arrière-petit-fils de l’hitlérisme », à savoir « le régime nazi de Kiev ». Dignes héritiers de la mission sacrée de leurs grands-parents, les Russes se retrouveraient de nouveau investis d’une tâche noble pour le salut de leur pays.

Ce parallèle revêt une dimension que l’on pourrait qualifier de perverse, au sens où il joue sur le souvenir traumatique de la Seconde Guerre mondiale en Russie (l’URSS a payé le plus lourd tribut dans ce conflit, avec 26 millions de morts, dont plus de la moitié de civils), de sorte qu’il est susceptible de rencontrer un certain écho auprès de la population, même si une partie est loin d’être réceptive.

Quant à sa consistance historique, elle est à peu près inexistante et pétrie de contradictions, d’autant que l’Ukraine, en tant que république soviétique à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, faisait partie des artisans de la victoire sur le nazisme aux côtés de la Russie.

L’un des sous-textes qui imprègne la rhétorique poutinienne et ses émules (comme le présentateur Vladimir Soloviev, héraut de la propagande russe) est que l’incommensurable tribut payé par l’URSS – laquelle semble réduite à sa composante russe – sur l’autel de la libération de l’Europe lui donnerait certains droits teintés d’impérialisme (comme des prérogatives sur ce qui serait la « sphère d’influence » de la Russie) et que l’Occident aurait une éternelle dette envers la Russie pour son sacrifice et la victoire de 1945. C’est ainsi que l’ingratitude des pays occidentaux ne cesse d’être pointée.

Cette interprétation de la guerre est défendue par tout un arsenal législatif et par une ingérence de plus en plus forte du pouvoir sur l’écriture de l’Histoire. Elle est ainsi relayée dans les écoles grâce à un nouveau système de manuel unique qui, lui aussi, entremêle ostensiblement la Seconde Guerre mondiale et la guerre en Ukraine.


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Le parallèle peut aussi se retourner contre ses promoteurs. Preuve que l’imaginaire de la Seconde Guerre mondiale est omniprésent de part et d’autre, les similitudes entre les deux conflits sont également invoquées au détriment de la Russie : l’invasion surprise de l’Ukraine à l’aube rappelle celle des Allemands le 22 juin 1941 à la même heure, et l’échec de ce que tous percevaient comme un Blitzkrieg évoque celui de Hitler qui avait prévu de conquérir l’URSS en quatre mois.

Volodymyr Zelensky établit une comparaison entre le nazisme et le « ruscisme » (néologisme forgé à partir de la contraction de « russe » et « fascisme » pour désigner le poutinisme agressif), qualifiant le Kremlin d’aujourd’hui d’« héritier idéologique des nazis », sans parler des mèmes ukrainiens qui circulent, mettant en regard la symbolique de l’Allemagne nazie et celle de la Russie poutinienne…

Ainsi, chez les deux belligérants, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale reste un point de référence à l’aune duquel l’ennemi peut être jugé et discrédité.

Le « jour de la Victoire » de 1945 comme tribune pour parler de la guerre actuelle

Le lien intrinsèque entre Seconde Guerre mondiale et guerre en Ukraine est par ailleurs perceptible dans les enjeux mémoriels qui entourent les dates commémoratives : du côté ukrainien, le 9 mai est si intrinsèquement lié à la Russie et à un passé soviétique commun dont l’Ukraine cherche à se distancier depuis plusieurs années que depuis 2023, suite à un projet de loi déposé par Volodymyr Zelensky, le jour du souvenir de la victoire de 1945 a été déplacé au 8 mai, « comme dans le reste du monde libre ».

Désormais, en Russie, tous les événements consacrés à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale sont prétexte à y incorporer un discours ou des actions en lien avec la guerre en Ukraine. Il en va ainsi du 9 mai, « jour de la victoire » qui a été peu à peu accaparé par le pouvoir à des fins de propagande.

Dans le discours traditionnellement prononcé à cette occasion, Poutine parle davantage de la situation géopolitique actuelle que de la mémoire de la guerre ou de l’hommage aux vétérans. En 2022, par exemple, il avait mentionné six fois le Donbass, trois fois l’OTAN et une fois les « banderovtsy » (les partisans de Stepan Bandera, chef de l’Organisation des nationalistes ukrainiens, qui a collaboré avec l’Allemagne nazie au début des années 1940 puis combattu les Soviétiques au nom de la lutte pour une Ukraine indépendante) – autant de termes qui étaient absents de ses allocutions précédentes. Il avait dressé un parallèle très explicite entre les exploits des soldats soviétiques lors de la « Grande Guerre patriotique » et le conflit en Ukraine (bien qu’il n’ait jamais prononcé le nom de ce pays) : « Aujourd’hui comme hier, vous vous battez pour notre peuple dans le Donbass, pour la sécurité de notre patrie, la Russie. Pour qu’il n’y ait pas de place dans le monde pour les bourreaux et les nazis. »

Le mélange des genres était également perceptible dans le fait que Poutine avait décrété une minute de silence non seulement en hommage aux victimes de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi aux habitants du Donbass et aux combattants de ce qu’on appelle en Russie « l’opération spéciale ».

En clair, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est instrumentalisée pour étayer un discours de légitimation de l’invasion : si l’armée russe combat en Ukraine, c’est précisément pour que « personne n’oublie les leçons de la Seconde Guerre mondiale » et « qu’il n’y ait plus de place dans le monde pour […] les nazis », avait expliqué Poutine le 9 mai 2022. Il avait conclu par ces mots : « Gloire à nos vaillantes forces armées ! Pour la Russie ! Pour la victoire ! Hourra ! », des exclamations résolument ancrées dans l’actualité plutôt que dans l’événement censé être commémoré ce jour-là.

Cette année, Poutine, dans son discours, a été encore plus explicite : il y a souligné l’héroïsme des combattants de la guerre en Ukraine tout en dénonçant la « réhabilitation du nazisme » opérée par les pays occidentaux qui ont oublié « les leçons de la Seconde Guerre mondiale » et tentent de falsifier son histoire.

Commémorer la Seconde Guerre mondiale ou célébrer la guerre en Ukraine ?

Cet effacement de la frontière entre Seconde Guerre mondiale et conflit en Ukraine se perçoit non seulement dans les discours, mais aussi dans les pratiques, à travers les commémorations du 9 mai. Depuis plusieurs années, elles vont dans le sens de la promotion du militarisme et du patriotisme, sous-tendant un discours belliciste à l’encontre de l’Ukraine et de l’Occident.

Dès 2014, année de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre dans le Donbass, le mouvement de motards « Les Loups de la luit » défilait fièrement sous les drapeaux des séparatistes du Donbass, une présence devenue traditionnelle depuis. En 2022, deux mois et demi après le début de l’invasion de l’Ukraine, le programme du 9 mai prévoyait le survol de la Place Rouge par des avions de chasse MiG-29 en formation « Z » (lettre incarnant l’adhésion à la guerre en cours), « en soutien aux membres de l’opération spéciale en Ukraine ».

La même année, la procession traditionnelle (depuis une dizaine d’années) du « Régiment immortel », où des millions de citoyens russes défilent en brandissant un portrait d’un membre de leur famille qui a participé à la Seconde Guerre mondiale, s’est ouverte au conflit actuel : il était possible d’y brandir des portraits de soldats morts sur le front ukrainien ; ce fut notamment le cas d’un certain Vladimir Joga, tué dans le Donbass en mars 2022 et décoré à titre posthume du statut de « Héros de la Russie », dont le père a défilé au côté de Poutine.

9 mai 2022, à Moscou, pendant le défilé du Régiment Immortel, cet homme porte un insigne du Z, lettre devenue le symbole du soutien à la guerre russe en Ukraine. NickolayV/Shutterstock

Désormais, les festivités officielles du 9 mai ont vocation à inclure les combattants de « l’opération militaire spéciale » : ils défilent sur la Place Rouge (ils étaient un peu plus de mille cette année – le double par rapport à 2023), en colonne séparée ; dans les tribunes officielles de la parade du 9 mai 2024 se trouvaient, aux côtés de Poutine, plusieurs militaires connus soit pour leur rôle dans l’assaut de villes ukrainiennes, soit pour des crimes de guerre commis à l’encontre de civils.

Entre autres, au deuxième rang de la tribune, derrière les chefs d’État étrangers, se tenaient, selon le média « Agenstvo », le lieutenant principal Vladislav Golovine (qui a pris d’assaut Marioupol en mars 2022), le major Artur Orlov (dont la division a participé aux batailles pour Avdeevka en 2023-2024 ; il a reçu le titre de Héros de la Russie) et le major Raïl Gabdrakhmanov (qui a fait l’objet de sanctions de l’UE pour l’implication de ses subordonnés dans des viols collectifs, ainsi que pour le meurtre d’un Ukrainien après le viol collectif de sa femme devant leur enfant). Un autre militaire reconnu faisait partie de la division qui a été stationnée à Boutcha, tristement célèbre pour le massacre de civils qui y a eu lieu au printemps 2022.

En marge des commémorations officielles, d’autres événements organisés autour du 9 mai associent allègrement les deux conflits. Toutes les sphères sont mobilisées : culturelles, muséales, pédagogiques, ludiques… Ainsi, cette année, un festival intitulé propose aux visiteurs une exposition d’armements de l’OTAN saisis par des militaires russes en Ukraine. Les écoles du pays sont quant à elles encouragées par les autorités à recevoir, en guise de vétérans (à défaut de ceux de la Seconde Guerre mondiale, qui ne sont plus qu’une poignée), ceux du conflit en Ukraine (y compris d’anciens prisonniers de droit commun qui ont été libérés pour être envoyés sur le front), qui viennent parler aux enfants de l’importance du patriotisme. Les élèves sont par ailleurs incités à écrire des lettres aux soldats qui se trouvent sur le front ukrainien.

Le 9 mai privatisé par le pouvoir

Ainsi, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et le « culte de la victoire » de 1945 semblent être devenus l’un des fondements idéologiques de la guerre actuelle, voire son fondement principal. Du moins, à condition de vider le conflit passé de ses réalités historiques car, pour le promouvoir et faire accepter une nouvelle « opération miliaire », il n’est pas question de s’attarder sur la dimension tragique de la guerre, sur l’ampleur des pertes et des souffrances endurées, ou sur le trauma vécu par des millions de familles. À l’inverse, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est fortement déformée, au profit d’une survalorisation de l’héroïsme, de la fierté et des vertus glorieuses du « peuple vainqueur ». Elle paraît de plus en plus désincarnée à mesure que disparaissent les derniers témoins, remplacés par un discours préfabriqué.

Cette mémoire ainsi manipulée semble n’avoir d’autre dessein que de parler du présent et de consolider l’interprétation officielle du conflit en cours. C’est ainsi que le 9 mai, fête principale du calendrier national, paraît de plus en plus déconnecté de l’événement auquel il est censé rendre hommage. Il est devenu, en quelque sorte, un jour privatisé par le pouvoir, saturé de propagande, un élément clé de l’instauration d’un climat à même de faire accepter la guerre en Ukraine. Associer celle-ci au « jour de la Victoire » est une façon de fabriquer une continuité fictive entre les deux conflits non seulement dans leur raison d’être (la fameuse lutte contre le nazisme), mais aussi dans leur issue : c’est en quelque sorte une manière de préjuger de l’avenir en célébrant prématurément le triomphe de la Russie dans la guerre en cours, avec la perspective fantasmée d’une future parade dans Kiev – un triomphe qui n’a pourtant rien de tangible.

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