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Les protestants déchirés dans la Grande Guerre

Vitrail du temple de Château-Thierry : « Sur le quai du débarquement, à La Rochelle, La Fayette entouré des généraux français de la guerre de 14-18, Ferdinand Foch, Joseph Joffre, Philippe Pétain, Pierre-Claude Nivelle de la Chaussée, accueille le général Pershing et son armée ». P.Glotain @inventaire général ADAGP 1993

Pourquoi parler des protestants dans ce désastre général : « Presqu’un mobilisé sur trois ayant entre vingt et vingt-quatre ans en août 1914 mourut au cours du conflit ». Ce chiffre est donné par Antoine Prost et rappelé par André Encrevé dans l’ouvrage auquel nous consacrons cet article. Les protestants français, peu nombreux, ne se distinguent pas du reste de la population, patriotes, voire nationalistes. Soit. Les controverses sur les mots sont infinies.

Cependant, qualifier l’Église protestante pendant la Grande Guerre de « belliciste », comme le fait l’éditeur Éric Peyrard, dans un entretien, au demeurant passionnant, qu’il a accordé à Réforme (« Un croyant intègre et engagé », 3 mars 2016), nous paraît contestable ; c’est oublier que la guerre se déroulait en grande partie sur le territoire français et que les dix départements français occupés pendant cinq longues années ont connu une occupation pire que celle de la Deuxième Guerre mondiale (voir Philippe Nivet, La France occupée 1914-1918 ; John Horne et Alan Kramer, Les atrocités allemandes : la vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique).

L’épreuve du feu, les tranchées, la longueur inattendue du conflit, l’ampleur des pertes, les doutes sur la conduite des opérations, les changements des mœurs provoqués par la participation des femmes aux services et aux industries de l’arrière, font évoluer les protestants, comme le reste de la population. Deux particularités cependant sont remarquables : l’engagement des épouses de pasteur, qui remplacent leurs maris, amène une plus grande ouverture du protestantisme aux femmes ; des Français d’alors, massivement catholiques, les protestants se distinguent par leur méfiance face au pouvoir, héritée des persécutions subies sous les rois très chrétiens, méfiance atténuée par leur adhésion à la République et leur acceptation de la Séparation de 1905 (source de difficultés pour les paroisses des campagnes ou des villes ouvrières).

Vis-à-vis de l’Allemagne, ces protestants souffrent d’être accusés de trahison par l’Action française, qui retourne l’accusation portée contre les catholiques, « sujets du Pape de Rome ». L’Allemagne luthérienne représente pour eux une terre à part : les lettres du pasteur Ollier, pendant son tour d’Allemagne des universités en 1883-1884, permettent de comprendre le déchirement des protestants français. Servi par sa bonne connaissance de la langue et sa familiarité avec la culture du pays, le pasteur est bien reçu partout, par de grands théologiens comme par ses pairs étudiants d’outre-Rhin. Il lui arrive de noter parfois l’arrogance ou/et l’inquiétude de ses hôtes à l’égard de la France, de s’interroger sur ce qu’il adviendra, dans la guerre à venir, de la cordialité qui lui est prodiguée.

Le contre-modèle américain

Le conflit est aussi l’occasion de se poser une question cruciale : comment même le protestantisme libéral allemand s’est-il fourvoyé dans l’apologie de la force militaire, le refus de tout dialogue, de tout compromis, avec les coreligionnaires d’autres pays qui lui tendent la main ?

La guerre et les pertes qu’elle engendre – la dévastation des régions industrielles du Nord et de l’Est, les plus productives alors, effare l’ambassadeur des États-Unis lors d’un voyage d’information – ont des effets encore plus graves pour des minorités religieuses fragiles, disposant d’un petit nombre de compétences, de bonnes volontés, de mécènes. L’aide à la reconstruction vient surtout des organisations protestantes américaines, auxquelles il convient à la fois de témoigner de la reconnaissance (elles servent de contre-modèle se substituant à l’Allemagne), tout en leur faisant comprendre que la France n’est pas les États-Unis. Dans les régions rurales éloignées du front, les difficultés viennent des pertes humaines, dans des milieux déjà fragilisés par l’affaiblissement de la foi huguenote, le manque de sang nouveau, l’exode rural, les divisions entre communautés religieuses.

La dernière partie du volume traite de grandes figures et d’abord du docteur Schweitzer, alors allemand pour les Français, impeccable dans son refus de la soumission aux pouvoirs, de la propagande de guerre de part et d’autre, dans la priorité qu’il donne à l’humanisme chrétien. Rendons hommage à ces pasteurs moins connus qui ont rappelé qu’un prisonnier était d’abord un être humain ; l’un d’entre eux, d’origine suisse, se fit expulser après qu’on lui eut reproché le risque de voir ses propos sur les conditions réservées aux prisonniers allemands blessés repris dans la presse étrangère (voir Emmanuel Filhol, « La grande faute du pasteur Margot », Réforme, 8 octobre 2014).

N’oublions pas non plus qu’en 1919, jugés trop compromis avec les autorités allemandes, environ 20 % des pasteurs d’Alsace-Lorraine seront expulsés. Charles Gide, patriote et pacifiste, acceptant la légitime défense, gardant son esprit critique y compris à l’égard des pacifistes, vit le drame personnel de la mort de son fils (qu’il aurait pu sauver par une démarche lui répugnant moralement). L’histoire du pasteur méthodiste Jules-Philippe Guiton, dont on vient de publier le journal, Je serai fusillé, journal d’un pacifiste chrétien (Ampelos, 2015), montre que cette alliance entre patriotisme et pacifisme est souvent intenable pour un soldat sur le terrain, dans le feu de l’action. Jean Norton Cru, combattant français, venu des États-Unis est l’auteur d’une somme critique, discutée mais essentielle, sur les témoignages de guerre publiés. L’article sur Roux le bandit (1925) rappelle André Chamson et l’adieu au pacifisme de l’auteur au moment de la Deuxième Guerre mondiale.

Si André Gide fait l’objet d’une étude un peu décalée, c’est parce qu’on ne peut ignorer ce « contemporain capital », même quand, après s’être engagé énergiquement dans l’accueil des réfugiés du Foyer franco-belge, il décide de s’en aller vers d’autres aventures (Corydon, Marc Allégret, Dorothy Bussy), et flirte par haine de la démocratie parlementaire avec Charles Maurras… Jean Guéhenno, qui admirait l’écrivain, ne l’aimait pas : « Parce que vous êtes un homme sincère, vous vous croyez un homme vrai ! » (Journal d’une « révolution », 1939, p. 226).

Le choix des personnalités évoquées est parfois dû à leur célébrité ou à la présence d’une documentation exploitable, comme pour Marguerite de Witt-Schlumberger, héroïne respectable s’il en est. Il eût été utile de mieux expliquer les divisions protestantes, de définir aussi des termes comme « libriste » ou « activiste », « suffragant », évidents pour les seuls spécialistes. Ces réserves n’ôtent rien à l’intérêt des Protestants français et la Première Guerre mondiale. Ce volume est une réussite parce qu’à travers une période de l’histoire du protestantisme, il raconte aussi une épreuve collective plus vaste, complétant d’autres regards. Remarquons, enfin, le soin apporté à sa présentation et le choix original d’une couverture due à l’artiste contemporain Claude Viallat, hommage en apparence distancié… et bouleversant.

« Les Protestants français et la Première Guerre mondiale », textes réunis par Patrick Cabanel et André Encrevé, « Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français », tome 160, SHPF-Droz, 2014, 545 p.

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